Le franc CFA, monnaie héritée de l’ère coloniale par 14 pays africains, occupe de plus en plus le débat public et marque, comme il ne l’a jamais fait, l’actualité économique africaine, suscitant des interrogations, des ambitions et des incertitudes.
Qu’est-ce que le franc CFA ? Pourquoi suscite-t-il autant de polémiques ? Qui en tire profit ? Dans quelle mesure les pays africains pourraient s’en détacher ? Quelle serait l’alternative ? Autant de questions se posent aujourd’hui, sans trouver une réponse ferme et définitive, bien qu’au niveau politique, les choses semblent bouger assez rapidement, notamment après l’annonce – émise par les 15 pays de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cedeao) et dont 8 font partie de la zone franc – de créer une monnaie unique, l’eco, à partir de 2020.
Lors d’une conférence internationale, organisée à Tunis du 6 au 9 novembre courant par la fondation Rosa Luxembourg, le débat a été axé sur la souveraineté financière fictive des pays franc, dans la mesure où 14 anciennes colonies françaises demeurent toujours attachées, voire dépendantes de la métropole par le biais d’un mécanisme qui n’a rien d’un concept économique, certes, mais qui relève d’un « néocolonialisme » volontaire entretenu exclusivement par la France et dont les pays concernés payent un lourd tribut.
– Qu’est-ce que, donc, ce franc CFA ?
D’après un ouvrage intitulé « L’arme invisible de la Françafrique, une histoire du franc CFA », édité en 2018 et présenté à Tunis le 6 novembre, la création de cette monnaie remonte à l’année 1945 dans les pays africains colonisés par la France.
C’est une monnaie dont la valeur est fixée par le ministère français des Finances et non pas par les pays concernés. Elle fut d’abord indexée sur le franc français, ensuite sur l’euro dès son avènement en 1999.
Mais cela n’est pas tout. D’après Fanny Pigeaud et Ndongo samba Silla, auteurs de « L’arme invisible de la Françafrique », « Tout a été fait afin que les utilisateurs du franc CFA en sachent le moins possible sur le dispositif qui se cache derrière ces trois lettres énigmatiques ».
Dans leur exposé, ils expliquent que le franc CFA (Coopération financière en Afrique centrale ou Communauté financière africaine) a été maintenu par la France pour avoir accès aux matières premières africaines et pouvoir se reconstruire après la deuxième guerre mondiale.
Pourtant libellées en dollars, ces matières premières sont acquises par la France en sa propre monnaie, sans risque de change et de façon quasi-exclusive, puisque le franc CFA est indexé sur le franc français.
Aussi, les pays CFA ne peuvent importer quoi que ce soit, sans l’aval de Paris.
Indépendamment du fait que les billets CFA soient obligatoirement édités en France, l’existence d’un mécanisme aussi compliqué que démesuré en faveur de la France, rend presqu’impossible toute éventualité de passer outre un « cordon » reliant la métropole française et ses colonies.
Il s’agit en l’occurrence du « compte d’opérations ».
Selon Samba Silla, ce « compte d’opérations » ne constitue point un concept économique, mais bel et bien un concept colonial.
« Rangé dans la catégorie des [comptes spéciaux] du trésor français, le [compte d’opérations] a été conçu afin de permettre aux opérateurs économiques d’effectuer les paiements des colonies vers la métropole et vice versa dans un environnement de stabilité monétaire (taux de change fixe) et sans restriction (liberté de transfert) », peut-on lire dans le livre sus-indiqué.
Dans la pratique, ce mécanisme implique le dépôt de la moitié des réserves en devises des pays francs au sein du trésor français.
En contrepartie, la France garantit le paiement en devise, sans limites, des importations de ces pays.
C’est une tutelle qui ne dit pas son nom dans le domaine économique et financier, empêchant les anciennes colonies d’échapper à l’emprise française, bien qu’elles soient politiquement indépendantes, du moins en apparence.
Ce mécanisme concerne, aujourd’hui, 8 pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), à savoir, le Mali, le Niger, le Sénégal, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Bénin, le Togo et la Guinée-Bissau et 6 pays de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac), à savoir, le Tchad, la Centrafrique, le Cameroun, la République du Congo, le Gabon et la Guinée équatoriale. Un quinzième pays, les Comores, bien qu’il dispose de sa propre monnaie (franc comorien) est soumis au même mécanisme dudit « compte d’opérations ».
D’autres pays, comme la Tunisie, le Maroc, l’Algérie, ont quitté la zone franc après l’obtention de leurs indépendances.
Jusqu’à l’heure actuelle, il n’existe point d’étude sur l’impact économique et financier du franc CFA que ce soit pour la France ou pour ses colonies. Toutefois, un chiffre a été avancé par Samba Silla, selon lequel, les réserves déposées par les pays africains s’élevaient à 10 milliards d’euros en 2017, avec un taux de rémunération dérisoire de 0.75%.
« Si on prend compte du taux d’inflation supérieur à 1% dans ces pays », l’on constatera que les pays dépositaires sont nettement perdants, d’autant plus qu’ils aient recours à des endettements chers, dont le taux s’élève à 5% et plus.
L’économiste sénégalais Samba Silla explique que lorsque la France décide de dévaluer le franc CFA, les paysans gagnent plus pour la même quantité de matières premières vendues. Cependant, tout investissement nécessitant l’importation de machines et d’équipement, devient plus cher et donc moins rentable.
D’où le maintien en Afrique francophone d’un modèle économique basé sur l’extraction de matières premières et non pas sur l’expansion industrielle, une façon indirecte de maintenir la dépendance.
Cela étant, même s’il n’existe pas d’études exhaustives, beaucoup d’analystes attribuent la pauvreté et la précarité dans les anciennes colonies françaises au maintien, entre-autres, du mécanisme régissant le franc CFA.
– Les raisons du maintien
Dire que les pays africains de la zone franc ont subi ce mécanisme colonial sans se plaindre n’est pas tout à fait vrai, selon Fanny Pigaeaud, coauteur de « L’arme invisible de la Françafrique », interrogée à Tunis par Anadolu.
« Il y a eu depuis l’indépendance, au cours des années soixante, plusieurs périodes de protestation des chefs d’Etat eux-mêmes», explique-t-elle.
Elle cite en l’occurrence l’expérience du Mali qui a connu l’expérience de la monnaie locale mais qui a dû y revenir au début des années 70 pour différentes raisons. Le Togo a également essayé de quitter le mécanisme, mais dont l’expérience n’a pas abouti. La Mauritanie et Madagascar ont créé leurs propres monnaies dès 1973.
Mais le système est resté en place parce qu’il est accompagné d’un mécanisme « assez répressif », indique-t-elle.
« Contre les chefs d’Etat qui voulaient sortir, il y a eu des représailles », a-t-elle expliqué, précisant que l’expérience de la Côte d’Ivoire constituait un bon exemple.
« Pendant la crise en côte d’Ivoire (2010-2011), beaucoup de choses se sont passées. Et, à la fin de cette crise, le président Gbagbo qui avait la reconnaissance du Conseil constitutionnel, voulait sortir de la zone franc. Mais cette histoire s’est terminée par l’intervention de l’armée française, pour imposer Alassane Ouattra ».
Fanny constate qu’il y a « une concordance entre la présence militaire française et cette monnaie ». « Et les chefs d’Etat africains le savent très bien, s’ils ont une base militaire sur leur territoire, ils ne peuvent pas faire ce qu’ils voudraient… ».
Certes, sur le plan théorique la France a toujours prétendu que ce mécanisme n’est pas obligatoire, les pays qui veulent quitter, sont libres de le faire, avait affirmé le président Macron lors de son déplacement à Ouagadougou, fin novembre 2017.
Toutefois, sur le plan pratique, il existe toujours des mécanismes permettant de maintenir le système en place, entre autres, le contrôle par la France de toutes les transactions des pays franc avec l’étranger, la présence militaire, et une série de conventions signées entre la France et ses anciennes colonies.
Certains experts évoquent, en outre, un manque de capacité des pays africains à sortir de ce système et à se prendre totalement en charge, surtout après l’annonce des pays de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (Cedeao), en juin dernier, de créer une monnaie unique, « l’eco » et qui devrait entrer en circulation dès 2020.
– La Bonne solution ?
Pour Ndongo Samba Silla, la monnaie unique annoncée par la Cedeao ne constitue pas une bonne solution. Et d’expliquer : « Pour l’exemple des pays de l’Afrique de l’ouest, il faudra un Etat ouest-africain, « sinon, ça ne marchera pas. Et les peuples ne sont pas prêts, les gouvernements ne sont pas prêts ».
Il reconnaît, toutefois, qu’une intégration monétaire est possible sans avoir une monnaie unique.
« On peut, en revanche, avoir une unité de compte commune, a-t-il expliqué, permettant de faciliter les échanges économiques et financiers ».
« Il est également possible de mettre en place un système de gestion commune de nos réserves, permettant un transfert facile des fonds entre les pays en cas de besoin », a-t-il ajouté au micro d’Anadolu.
« Je pense que c’est une question de générations », a-t-il noté quant à l’avenir du franc CFA.
« Les nouvelles générations sont critiques vis-à-vis du franc CFA… », a-t-il affirmé.
« Aujourd’hui les pays africains importent de moins en moins des pays européens. Leurs échanges se développement avec d’autres pays qui utilisent le dollar et les exportations africaines sont eux aussi libellés en dollar. Du coup la parité euro-franc CFA ne se justifie plus », a-t-il constaté.
Aujourd’hui, « Il y a de nouveaux acteurs qui émergent en Afrique comme la Chine, la Russie, la Turquie et d’autres. Cela permet de diversifier les partenariats », mais aussi d’effacer les cloisons. La Chine est devenue le premier partenaire commercial des pays qui utilisent le franc CFA. C’est également le premier fournisseur de capitaux. A un moment donné, les flux financier et commerciaux vont se réorienter vers ces pays-là et, donc, on ne peut plus maintenir cette parité fixe avec la zone euro », a-t-il déduit.
Il a également souligné l’importance de la dimension démographie.
« Lorsque le franc CFA a été mis en place en 1945, la France avait une population supérieure aux pays qui utilisent le franc CFA actuellement. Cependant, maintenant, les pays franc, font 162 millions d’habitants, soit plus que la France dont la population est inférieure à 110 millions. Et Si on extrapole jusqu’à la fin du siècle, on sera 800 millions en zone franc et la France sera à 114 millions, à peu près».
« A long terme ce n’est même pas bénéfique à l’économie française », a-t-il insisté, et ce, pour deux raison : « Les jeunes générations vont avoir du ressentiment vis-à-vis de la France. A long terme, la France a intérêt de trouver d’autres types de coopération avec les pays africains. »
Et de conclure que toute cette dynamique, financière, commerciale et démographique en Afrique s’oppose au maintien de cette relique coloniale qu’est le franc CFA.
Source: AA
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